Viens donc prendre un Jack. Et oublions ça.

Pour Lester

Aujourd’hui, Picsou soufflait ses bougies — le Grand en avait décidé ainsi. Combien, je n’en savais foutre rien. Le garçon n’est pas vieux. Peut-être vingt-cinq. Mais ça n’avait aucune importance. Il fallait juste que je pense à lui envoyer un message de soutien. Lui dire un truc, n’importe quoi d’autre que le texte officiel navrant de réjouissance. Un de ces « JOYEUX ANNIVERSAIRE »  insupportables qu’il aura maintes occasions de retrouver sous toutes formes, du billet Facebook à la carte des grands-parents. Parce que ce n’est pas facile. C’est la merde et tout le monde se fourre le doigt dans l’œil sans sourciller. Chienne de vie. Je voudrais qu’il sache que je suis là pour lui, qu’il n’hésite pas, qu’il me sonne. Pour lui dire la vérité. On va tous crever, nom de Dieu ! Pas tout de suite. Ou bien si. Cela dépend du hasard (et je n’écarte pas la cause divine, sans y adhérer), the chance, que l’on pourrait évaluer quotidiennement en compilant un ensemble de facteurs et critères qualifiants. Un peu plus à Ercis ce mois-ci. Un peu moins à Briançon. Un jour, voilà. Un cancer du côlon. Une voiture en scooter. Une rupture d’anévrisme. Une balle perdue en mer. Un tremblement de terre. Imaginez que l’on calcule cette chance. Que l’on érige cette statistique en une valeur universelle, un chiffre sanctifié que l’on suivrait à la minute (délai de mise à jour), qui pousserait les masses à la migration soudaine face aux grands bouleversements exogènes. La folie. Le vandalisme. Le chaos. Des frontières infranchissables seraient érigées par les États craintifs. Des coalitions incroyables et changeantes verraient le jour. Des guerres atroces, instinctives et compréhensives, seraient engagées sans fin pour la terre promise du moment. Le retour d’un antagonisme mondial, une haine sans borne pour l’autre sans distinction. Nous y verrions un nouveau dieu vers lequel nous tourner…

En y réfléchissant bien, la mort n’est pas ce qu’il y a de plus terrible dans l’histoire. C’est vrai. Ce n’est que le couperet. Le bruit sourd produit par la lame au contact du bois. Un instant, bref. La limite extrême d’une fin que l’on pourrait représenter par une ligne aussi fine qu’un cheveu, insignifiante et inconsciemment franchie. Et puis plus rien. Le trou noir. Le néant.

Il est évident que la mort n’est pas une fin pour ceux qui accompagnent le défunt. Ce dernier demeurera vivace parmi une volée de souvenirs, pourra susciter l’émotion et survivre au-delà des époques suivant sa notoriété. Ce qui est drôle, d’ailleurs. Car on se souviendra plus aisément d’un monstre et de ses faits ignobles que d’une âme charitable discrète si le premier s’est illustré davantage dans son art, de sorte de marquer les esprits dans leurs moelles.

Le véritable problème, le bouton noir, la douleur ventrale qui pourra migrer en ulcère, c’est le chemin, plus ou moins long et difficile, vers cette fin inéluctable. Le processus de vieillissement qui s’engage une fois la fleur éclose. Cette décrépitude sournoise qui progressera insidieusement une fois la vingtaine consommée, jusqu’à l’agonie ultime, dernier sentier à parcourir avant l’arrivée, bouquet final d’une œuvre macabre magistrale. Cette saloperie qui marquera sa présence, se propagera, colonisant les territoires voisins, plantant ses griffes acérées qu’elle resserra mécaniquement à mesure que son emprise s’étendra sur l’être tout entier. Une putréfaction lavique infaillible vécue dans la solitude. Car oui, la vieillesse se vit seul — surtout pour les femmes — une fois le premier cercle enterré (ne comptez pas sur le second pour quelque soutien, ou compagnie). J’écarte volontairement de l’équation les enfants, s’il y en a, qui ont une vie égoïste à mener, ou bien le personnel d’encadrement médical — si l’on a la chance d’avoir les moyens de le financer — qui a d’autres chats à fouetter que de répondre présent à la moindre jérémiade d’un vieillard sénile ou taxé de tel. Il n’y a rien de bon dans la vieillesse. Et que l’on ne vienne pas me vendre une éventuelle accession à la Sagesse, qui n’est pas foncièrement liée à l’âge — mais bien plus à l’expérience, au capital culturel, à l’ouverture d’esprit et à la raison — et dont une horde de biens pensants écervelés, de philosophes de PMU et de gourdes endimanchées fait un amalgame stupide avec l’épuisement du corps et l’attentisme.

Tout cela pour en arriver à la conclusion que c’est la merde mais qu’il ne faut surtout pas y penser. Tout oublier. Boire un truc. Je prendrais bien un Jack. Ouais, voilà. Je devrais probablement lui écrire simplement ça : « Tu viens de prendre un an… Viens donc prendre un Jack. Et oublions ça. » Envahis par sa chaleur réconfortante, son goût moelleux, caramel et vanille, on parlera émus de choses qu’on aura faites, celles qu’on fera peut-être et celles qu’on ne fera jamais, par choix ou contrainte. Mais on passera un bon moment, riant de rien, la gorge pleine de cette vie fuyante, de grimaces faites au temps. On passera une bonne soirée. Et on passera à autre chose. Que pourrait-on faire d’autre, de toute façon ?

T.G.

Poster un commentaire

Classé dans T. Guéridon

Laisser un commentaire